par Henri Filippini

Pages d'introduction © Dargaud Editeur 1981


Lucky Luke et Rantanplan
Dès les premières aventures de Lucky Luke, Morris, alors seul créateur de la série, peuple son univers de personnages particulièrement typés que l'on retrouve encore aujourd'hui dans les versions plus modernes. Petit monde souvent indépendant de l'action qui se déroule autour de lui et dont les conséquences ne retombent que sur le héros ou ses acolytes. Je vous invite à vous souvenir quelques instants de ces personnages vite oubliés sans qui les aventures de Lucky Luke n'auraient certainement pas la même saveur.

En première ligne vient le shérif, généralement pas très malin, toujours barbu ou moustachu soit très gros, soit très maigre. Chargé de faire respecter la loi il intervient toujours fort discrètement dans les aventures de Lucky Luke qui entend bien ne pas se faire ravir son rôle de héros par un shérif trop courageux. Vient ensuite le joueur de poker qui hante la plupart des saloons fréquentés par notre cow-boy. Elégant, le regard fourbe, coiffé d'un curieux chapeau tout en hauteur, il finit souvent sa carrière enduit de plumes, à cheval sur un rail traîné par les villageois. L'un d'entre eux, Pat Poker a d'ailleurs inspiré l'une des plus belles histoires de Morris. Restons au saloon avec le barman à la moustache triomphante et au ventre bedonnant dont l'activité principale consiste à protéger la grande glace qui recouvre l'arrière de son comptoir. Enfin, depuis quelques années, libération des moeurs oblige, les saloons fréquentés par les personnages de Morris se peuplent de jolies filles dont la profession peu avouable apparaît clairement au lecteur de BD qui jusqu'à ces dernières années ne devait pas très bien comprendre pourquoi ce lieu de perdition était interdit au sexe faible. Si nous sortons du saloon nous découvrons un paysage familier avec ses boutiques en bois rapidement construites et ses rues en terre battue. Parmi les multiples personnages qui foulent ces décors hollywoodiens nous retiendrons particulièrement le croque-mort, la silhouette sombre tout de noir vêtue qui accourt dès qu'un homme tombe ou qui parcourt les rues à bord de son corbillard tiré par un cheval encore plus squelettique que son maître. A croire que le métier ne nourrit pas son homme ! Autre personnage familier, le grand-père impotent circulant à bord d'un étonnant fauteuil roulant qu'il conduit avec l'habileté d'un champion. Détail qui compte : le grand-père en question est toujours très "vert" et brandit généralement un fusil dont il se sert avec plus ou moins de bonheur.

Vient ensuite le blanchisseur, toujours chinois, de petite taille, discret et affublé d'un langage incompréhensible. Il faudrait ajouter à cela le banquier bedonnant arborant fièrement une montre à gousset du plus mauvais goût, les dames patronnesses à la mise stricte armées de parapluies quel que soit le temps, l'agent du télégraphe toujours dans les nuages et souvent menacé par une arme au calibre impressionnant... Bref, tout un petit monde qui n'est pas loin des films américains des années trente qui ont bercé la jeunesse de Morris. Une promenade hors des bourgades nous permet de découvrir d'autres personnages souvent bien plus inquiétants. Les déserts sont peuplés de vautours perchés sur les lignes du télégraphe ou encore sur les cactus. Rares sont les aventures de Lucky Luke qui ne possèdent pas leurs rapaces à l'affût d'un cadavre. Ces oiseaux de sinistre augure hantent les albums de Morris depuis ses débuts, devenant de véritables comparses du cow-boy qui tire plus vite que son ombre. Les Indiens sont aussi les habitants privilégiés des régions désertiques. Souvent bêtes, amateurs de mauvais whisky, ils ont rarement le beau rôle même s'ils ne sont jamais vraiment méchants.

A cette liste déjà longue il faudrait ajouter bien d'autres personnages, voir d'autres éléments indissociables de l'univers construit par Morris pour son cow-boy : diligence, petit train du Far West, bovins, bisons, petits commerçants... Tous possèdent leurs particularités bien précises que Morris doit suivre sous peine de se voir accablé de protestations par, ses fidèles lecteurs. Il a brossé un univers dont il est aujourd'hui le prisonnier et le gardien. Ce petit monde fait partie des règles que doit suivre Morris pour réaliser les aventures de Lucky Luke et de ses comparses, ce qui l'oblige à créer régulièrement de nouveaux seconds rôles souvent destinés à mettre en valeur les héros parfois à bout d'idées nouvelles. Sans ces personnages secondaires, Lucky Luke n'aurait pas le même sel et les Dalton, Billy the Kid, Ran Tan Plan et autre Calamity Jane n'auraient pas le même punch. Passé maître dans l'utilisation de ces personnages multiples, Morris en dose soigneusement les apparitions au fil des divers épisodes des aventures de son héros. Leur présence n'est pas systématique et provoque généralement une heureuse surprise chez le lecteur qui aime retrouver régulièrement des personnages qui l'ont diverti souvent autant que le héros vedette de la bande. Quel plaisir que de revoir ce petit univers soigneusement construit par Morris en quelque trente années de travail acharné. Lucky Luke, avec se décors, ses comparses et aussi ses milliers de figurants constitue un univers imaginaire qui pourtant possède tous les éléments pour fonctionner parfaitement dans la réalité. C'est un peu pour tout cela que l'on n'en veut pas trop Morris d'être un des rares dessinateurs à n'avoir animé qu'une seule série au cours de sa déjà longue carrière.
Henri FILIPPINI